Les vacances de la soie

 

L’installation d’Ivana Adaime Makac, Rééducation, présentée au salon de Montrouge de 2010, dépassait le cadre communément réservé à l’appellation d'œuvre d'art. Mêlant des préoccupations relatives à l’élevage des animaux et à l’inachèvement de la forme, cette œuvre se situait à l’exacte lisière de deux paradigmes qui se rejoignent rarement : celui de la propension du vivant à se développer et celui de l’homme à vouloir maîtriser les cycles de la production naturelle.
Le travail d’Ivana Adaime Makac opère dans un champ particulièrement sensible qui est celui de l’utilisation du vivant aux fins de production d’une forme artistique. Rares sont, en effet, les artistes qui entrent de plain-pied dans cette zone balisée de mises en garde en tous genres où la question éthique émerge immédiatement, bien qu’il existe une graduation entre ce qui relève du tabou quasi absolu, l’être humain et ce qui fait l’objet d’une tolérance plus ou moins grande selon la catégorie des êtres à laquelle on a à faire. Rappelez-vous cette pièce scandaleuse de Santiago Sierra utilisant le dos d’une dizaine de jeunes gens sur lesquels était tatouée une ligne droite les reliant un a un, ce qui avait soulevé un concert de protestations. La pratique de Adaime Makac se rapproche plus de celle d’un Carsten Höller qui place au centre de ses préoccupations la condition animale et sa capacité à faire œuvre. Soma, sa grande installation à la Hamburger Banhof [1], est pensée comme un tableau vivant, en référence à la tradition picturale qui, de manière contre-intuitive, a pour effet de figer la représentation. Le tableau vivant de Höller est bien vivant et ce sont les rennes qui produisent une installation en perpétuel changement. La dimension miroirique est centrale cependant, qui nous fait nous interroger sur notre libre arbitre par l’intermédiaire d’un dispositif affligeant de simplicité et d’efficacité. Mais la pièce d’Ivana Adaime Makac ne se situe pas a priori au même degré d’interrogation existentielle, ses vers à soie représentent une espèce de « seuil » empathique : autant les mammifères rentrent dans cette zone protégée, autant les animaux « inférieurs » ne suscitent pas les mêmes réactions ; les insectes, par exemple, peuvent être facilement sacrifiés comme les mouches l’ont souvent été dans le travail de nombreux artistes [2]. Les vers à soie d’Ivana sont à part parce qu’il est doublement question de beauté : beauté directe en premier lieu s’agissant de papillons (le papillon a toujours suscité un sentiment de respect et déclenché des mouvements de protection à son égard) ; beauté indirecte ensuite puisque le ver est l’animal qui produit cette fameuse soie qui est à l’origine de nos plus belles parures. On pourrait presque parler d’un transfert d’empathie dû à la prise de conscience de la responsabilité de ces animaux dans la production de cette matière aussi noble et tellement liée à singularité de l’homme, sa capacité à s’embellir.
Et même si l’empathie ne doit pas être la seule optique à travers laquelle on peut considérer ce travail, elle ressurgit via la prise en compte de la destinée tronquée de l’insecte : le ver à soie est un animal que l’homme a dévié de sa « trajectoire » initiale, il l’a rendu obèse et incapable d’utiliser ses ailes. L’artiste ne cherche pas seulement à rééduquer l’animal, comme l’indique le titre de la pièce, mais à ce qu’il se défasse de l’habituation à se faire entretenir par les hommes afin de le maintenir dans cette dépendance garante de la production de la luxueuse fibre. Il entre dans son projet une dimension totalement utopique de redonner des ailes aux papillons qui ne peut évidemment qu’alimenter le flux de l’empathie. Encore que cette dédomestication ne soit pas si évidente : si elle donne la possibilité aux animaux de se nourrir directement aux branches du mûrier et ainsi d’en revenir à un comportement naturel, l’artiste conserve cependant la maîtrise de l’éclosion des larves en agissant sur la température ambiante du vivarium… Ainsi il faut bien admettre que cette pièce est plus complexe qu’elle n’en à l’air à première vue. On part d’un banal tableau vivant qui emprunte à la propension des animaux à se nourrir de leur support et de fait à composer une installation in vivo, en inachèvement perpétuel (la pièce est possiblement réactivable l’année d’après, en cela elle n’a pas vraiment de fin) pour en arriver à une espèce de mouvement de libération d’un animal asservi à la cause de la futilité humaine.

 

Patrice Joly

[1] Soma, de Carsten Höller à la Hamburger Banhof, Museum für Gegenwart, Berlin, 2010.

[2] Voir, par exemple, Fabrice Hyber.