Les mondes éthologiques et esthétiques d'Ivana Adaime Makac

Texte paru dans le catalogue Flux-2, revue Semaines

 

La rencontre avec l'animal porte le plus souvent quelque trace d'archaïsme, comme une hésitation entre la posture du prédateur et celle de la proie. Au-delà de cette alternative susceptible de réveiller nos instincts défensifs ou cannibales, reste la découverte d'une altérité recélant, comme il en est entre humains, sa part de différence irréductible. Ainsi, envers les animaux, nous oscillons entre empathie ("l'animal que donc je suis"[1]) et incommunication radicale. D'un côté la compréhension, de l'autre le différend irréconciliable. Comme en atteste l'histoire de la philosophie, toutes les questions ont bien été posées : les animaux sont-ils seulement de la matière en mouvement ? possèdent-ils un langage ? souffrent-ils ? aiment-ils ? ont-ils peur de la mort ? etc.[2]. Bien entendu, en s'interrogeant sur l'animal ce sont, comme le dit Jacques Derrida, "toutes les autres grandes questions, et tous les concepts destinés à cerner le 'propre de l'homme', l'essence et l'avenir de l'humanité, l'éthique, la politique, le droit, les 'droits de l'homme', le 'crime contre l'humanité', le 'génocide', etc."[3], que l'on aborde. C'est aussi une manière d'explorer la différence que chacun éprouve envers son groupe d'appartenance. Et aussi envers soi-même.
 
Si l'art récent a donné quelques somptueux et repoussants exemples de voyeurisme éthologique et cathartique[4], ou de collaborations inattendues entre art et science[5], Ivana Adaime Makac propose une démarche originale, abordant le sujet-animal, qu'il s'agisse de criquets ou de souris, sans volonté d'emprise et sans ethnocentrisme. 
Esthétiquement et sensuellement, elle observe patiemment, accordant le temps de son regard au rythme - tellement lent pour des vies si brèves[6] - de criquets qui mangent, se mangent, s'accouplent, dorment et meurent[7] filmés par une caméra qu'ils ignorent, déterminés, obscènes et solitaires dans le monde de fleurs aux couleurs intenses que l'artiste leur donne en pâture. Ici elle semble filmer, quasi-cliniquement, la vie nue, tout entière entre survie et décharge, surgissant dans la vision fascinante de criquets pèlerins d'élevage aspirant en spasmes saccadés le suc des fleurs qu'ils dévorent ou s'adonnant méticuleusement à la nécrophagie[8].
Paradoxalement, l'observation de cette "sauvagerie" emprunte, dans le travail d'Ivana Adaime Makac, un style ultra raffiné. Elle immisce parfois ses criquets dans des vitrines de vanités kitsch évoquant les peintures du XVIIème siècle associant fleurs rutilantes et mouches répugnantes. Elle  recrée aussi pour eux des habitats épurés, des mondes d'acier et de verre, froids et brillants[9], avec parfois une bande-son évoquant le Poème symphonique pour 100 métronomes de György Ligeti (1962). Ivana Adaime Makac construit l'image vidéo en composant avec les subtilités des couleurs, les scintillements lumineux, l'incertitude des lignes et la souplesse des ombres. Elle met en scène d'élégantes, étranges et énigmatiques chorégraphies, en un déploiement de délicates nuances colorées, sous des éclairages subtils. En travaillant couleurs, lumières et transparences, elle transforme en processus de création artistique l'observation quasi clinique des univers expérimentaux, clos et minuscules, qu'elle scénographie. Et nous voici dans l'image. Basculement de temps, d'échelle, de sens. Je suis dans la cage. Je dévore, je suis dévorée. Je regarde l'œil qui me regarde. Dans une infinie terreur et une infinie volupté, je suis la nature, je suis le monde.
 
L'effet miroir est plus direct encore avec les souris, toujours entre humilité et arrogance, conquête du monde et attachement indéfectible au nid, instinct grégaire et individualisme forcené. C'est ce que mettait déjà en évidence certains travaux de l'artiste lorsqu'elle montrait, en de belles vidéos minimalistes, des souris timorées et fébriles n'osant pas dépasser les limites de leur territoire, explorant obstinément les parois lisses d'une voie sans issue, ou se risquant précautionneusement à l'exploration périlleuse de leur environnement[10].
Pour l'Observatoire créé dans une ancienne épicerie de Saint-Martin-Labouval, elle installe un cube-refuge dont les parois ne sont pas de verre transparent livrant les rongeurs à des regards intrusifs, mais de miroirs, renvoyant l'observateur à sa propre image, son absence de neutralité étant ainsi mise en évidence. Il nous faudra composer avec le vouloir des animaux, faire preuve de patience en attendant que les souris aient envie de quitter leur pseudo captivité et qu'elles se risquent à l'extérieur de leur vivarium pour se nourrir, jouer ou explorer la surface métallique, noire et lisse de leur nouvel espace de vie. Chacune a son histoire, ses particularités, sa personnalité, certaines étant portées, plus que d'autres, à l'entraide ou à la rivalité, à la peur ou à la curiosité, toutes participant à  la mise en scène d'improvisations en vues desquelles l'artiste se contente d'offrir un dispositif[11].
Le village de Saint-Cirq Lapopie se transforme lui-même en théâtre lors de projections nocturnes sur les façades médiévales. Les souris envahissent alors rues et constructions, en un basculement d'échelle par lequel elles deviennent géantes et semblent fureter sur les toits minuscules de maisons de poupée. L'image vidéo se fragmente au gré de l'architecture, se pliant et se brisant sur les murs, les anfractuosités et les vides, les souris s'adonnant à une énigmatique chorégraphie démultipliée.
Troisième volet du triptyque conçu par Ivana Adaime Makac pour sa participation aux Parcours d'art contemporain en vallée du Lot, le Mausolée pour un mulot noyé à Calvignac est une offrande en souvenir d'un minuscule animal anonyme. Cette sculpture-vidéo-installation à l'intérieur d'une salle paroissiale édifiée sur l'emplacement de l'ancien cimetière du village est une petite boule de verre soufflé sur laquelle glissent les images, la lumière s'accrochant aux paillettes contenues dans cet étrange objet de mémoire. Question d'échelle, encore, pour une rencontre entre l'essentiel et le dérisoire, l'art et la réalité, l'animal et l'humain, la vie et la mort.

 

Evelyne Toussaint

Maître de conférences en histoire de l'art contemporain, Université de Pau et des Pays de l'Adour, Juin 2007.


[1] Jacques Derrida / Marie-Louise Mallet, L'animal que donc je suis, Paris, Galilée, 2006
[2] Voir Elisabeth de Fontenay, Le silence des bêtes. La philosophie à l'épreuve de l'animalité, Fayard, 1998
[3] Jacques Derrida Elisabeth Roudinesco, De quoi demain… Dialogue, Champs Flammarion, 2003, p. 106
[4] C'est le cas par exemple de A Thousand Years (1990), de Damien Hirst, huis clos carcéral dans lequel vivent et meurent des mouches derrière des parois de verre.
[5] Ainsi d'Hubert Duprat et de son travail avec les larves de Phrygane
[6] Immobilité n° 4, 2005
[7] Dormeur n° 1, 2005 et Agonie n° 1, 2005. Ivana Adaime Makac a également mis en scène des insectes morts dans Collection (Ready Dead), 2006
[8] Vivarium n°2 (Vanité), vidéo installation, projection au sol sur lit de quartz noir, 2,5 x 3 m, abbaye Saint-Sever-de-Rustan, 2006 ; Le banquet, 2005 ; Expérience éthologique n°2 (nécrophage) 2005
[9] Expérience éthologique n° 1 (cohabitation) 2005
[10] Limites n° 2, 2006 ; Hors-territoire, 2005        
[11] Observatoire s'inscrit dans une série d'expériences conduites par l'artiste sur des Extensions de territoire.